Littératures anglophones

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jeudi, décembre 22 2011

Un Kipling de derrière les fagots

C’est très amusant, Les Simples Contes des collines. Suavement grinçant, avec peut-être quelques afféteries somme toute excusables chez un jeune auteur de 24 ans. Je ne les avais jamais lus, je les ai trouvés hier dans le coin lecture perché des enfants - j’ignorais même que nous les eussions, dans la petite collection Nelson, tout auréolée de son prestige de réservoir à Dumas et autres Hugo, Rosny Aîné, Lichtenberger, Stevenson, ou la Baronne Orczy et ses Mouron Rouge !!!

La traduction est infâme, une brochette de fautes de subjonctif imparfait dès la première page, une « flirtation » qui m’a arraché les yeux, même si le mot est attesté chez Mérimée, des coquilles à la pelle, mais qu’importe : le papier est délicieusement jauni, le format idéal, et ces petites histoires cruelles dessinent la comédie humaine de Simla, petite station des contreforts de l’Himalaya réputée pour la qualité de son air, où vivent dans une indolence toute coloniale des compagnies de soldats et d’officiers anglais mêlés à des planteurs et à diverses populations locales – et puis leurs fiancées, leurs épouses, et d’autres dames moins respectables, qu’elles soient du cru ou d’origine européenne. Ainsi de la charmante Mrs Hauksbee, qui n’a pas froid aux yeux, et que son goût de l’aventure n’a pas dépouillée de toute bienveillance. Héroïne d’au moins trois contes, pour le plus grand plaisir du lecteur. Il y a de terribles orages, de pluie ou de poussière, des aventures amoureuses de toutes eaux, et des histoires bien humaines, sans la moindre teinture de Livre de la Jungle, comme je le croyais. Des jeunes filles sentimentales ou entêtées, des jeunes gens souvent sots, niais, ou fats. Pauvre « jeune garçon » (ainsi le nomme-t-on), « lancé à l’aventure » !  c’est sans doute la plus cruelle de ces histoires. Il y a un petit avant-goût de Saki, dans ce recueil, (en fait les deux écrivains sont quasi contemporains), en moins cinglant. Les personnages sont des types parfois à peine identifiés par un patronyme que je subodore souvent ironique. Le titre anglais est amusant, Plain Tales of the Hills, avec le jeu d’opposition entre Plain et Hills, et il semblerait que Nelson n’en donne qu’un florilège, car il y aurait quarante nouvelles, m’annonce le wikipedia anglais. A peine ouvert, le volume était déjà achevé au coin du feu. C’est une parfaite lecture pour cerveaux épuisés, en cette fin d’année humide et brouillasseuse.

samedi, décembre 3 2011

Wilkie Collins, Trollope, mélos

             
       Wilkie Collins, c’est vraiment du mélo. Terrible, avec des personnages taillés à l’emporte-pièce, et définis d’emblée par un caractère, et même une physiognomonie qui prévient toute ambiguïté quant aux gentils et aux méchants, même s’il y a des personnages plus nuancés, et si l’ensemble ne manque ni d’humour, ni de souffle. Mais je crois que je vais m’arrêter là dans mon exploration, parce qu’il semblerait qu’il y ait d’autres Trollope traduits, et que je vais plutôt m’efforcer de labourer ce champ-ci que celui-là. C’était Passion et Repentir, une histoire d’usurpation d’identité sur fond de guerre de 70, avec belle infirmière déchue (le titre anglais est The New Magadalen) et demoiselle ruinée et arrogante, jeune soupirant décoratif mais peu enclin à l’ouverture d’esprit, prêtre progressiste plein d’éloquence et vieille lady autoritaire au cœur tendre sous sa rude écorce, préjugés nobiliaires débridés, et tout ce qu’il faut comme coïncidences pour que le mélange soit palpitant. Le roman date de 1873, et il y a, natürlich, un site consacré à Wilkie Collins, d’où j’ai extrait le fier monogramme ici reproduit.

       Autre histoire de préjugés nobiliaires, plus subtile et plus sombre, quoique rédigée semble-t-il en un mois, de septembre à octobre 1877.  Autre Trollope, lu dans la foulée, Œil pour œil.
       C’est, colorée de mélodrame, mais habilement filtrée par la conscience et le regard du seul « héros », la cruelle histoire de Fred Neville, jeune aristocrate anglais promu héritier d’un titre et d’une terre prestigieux, et tiraillé entre son goût de la liberté et de l’« aventure », sa générosité et sa loyauté, et l’indolence, les préjugés et la désinvolture propres à son âge et à sa classe. Crucifié entre deux serments, celui fait à son oncle de ne pas épouser une catholique, celui fait à la douce Kate à la noire chevelure bouclée : « personne n’avait jamais vu de pareilles boucles. Elle les secouait par jeu, et la pièce en paraissait remplie ». Si, à la mort de son oncle, Fred devient lord, on ne peut guère dire qu’il reste un gentleman. Sur fond de lande et de falaises irlandaises battues par les vents, ce roman pose à nouveau très fermement la question des rapports entre les hommes et les femmes, de l’inégalité qui les régit, en particulier en cas de séduction, car séduction il y a eu, et Kate a une mère de race « lionne »… Si ce quatrième Trollope n’est pas aussi délectable que les précédents, d’autant moins que la traduction en est parfois fautive, c’est malgré tout un bon roman, qui témoigne de l’art consommé d’un romancier, si exigeant dans sa pratique quotidienne de l’écriture qu’il pouvait en un mois mener à bien une intrigue sans failles ni faiblesses.

dimanche, novembre 13 2011

Considérations dominicales décousues

      Comme je parlais avec enthousiasme de Trollope à mon amie Soizic la libraire, elle a évoqué à son tour un auteur dont j’ignorais tout, William Wilkie Collins, aussitôt emprunté à la bibliothèque.
      - Eh oui, les livres coûtent vraiment très cher, en particulier pour les dévoreurs et – reuses dont je suis, sans parler de la place sur les étagères, ou  plutôt des étagères elles-mêmes, qui commencent à sérieusement manquer, et il va falloir que je procède dès que possible à un très sérieux désherbage, suffit de trouver le temps. Non que je m’apprête à passer à la « liseuse », sous prétexte que le livre serait un objet désuet, caduc, démodé, dépassé, archaïque, obsolète, périmé, suranné, passé de mode, anachronique, fossile, has been ! c’était le sujet du Répliques de Finkielkraut samedi, que j’écoutai d’une oreille tout en vaquant, et qui confrontait François Bon, que sa pratique d’une littérature plus aléatoire, ouverte, protéiforme, sur la toile, incline à ranger l’objet-livre au magasin des antiquités, et Beigbeder, qui non, mais dont les propos en général m’effleurent ou m’insupportent, question de voix, et comment dire… d’épaisseur ? Et je me demandais, en les écoutant, s’il leur arrivait de penser que la moitié de la population terrienne n’avait pas forcément un accès libre à la technologie raffinée que supposent ces objets, ni à l’électricité. Ou même qu’en cas de panne, le bouquin dans le sac, la boîte à gants, la poche, restait indispensable.
      Rien de tel qu’un bon vieux livre, de préférence épais et costaud, même si, du coup, il faut faire des choix. Sans parler des pratiques de sybarite, telles que la lecture dans la baignoire – « encore un petit peu d’eau chaude s’il te plaît » avec mouvement ad hoc des orteils sur le robinet et salut mental à Ariane en ses monologues aquatiques. Un livre dont les pages s’enflent et se boursouflent, depuis la simple humidification  par rebord interposé ou éclaboussures de douche jusqu’à la chute complète dans la baignoire, c’est un livre abîmé, mais en quelque manière complice, et quoi qu’il en soit toujours lisible, telle mon édition de Dona Flor et ses deux maris de Jorge Amado, terriblement gondolée. Mais une liseuse dans la baignoire ? Indépendamment du fait que l’atmosphère tropicale de la salle de bain risque de lui être antipathique, une chute dans la baignoire ne peut qu’être fatale, et voilà 99 euros à la baye. Et le sable, à la plage ? Non, décidément, pas pour l’instant.

      Donc W. Wilkie Collins. Un ami très proche de Dickens, avec lequel il a même écrit un roman, Voie sans issue, selon le catalogue de la bibliothèque, et dans la revue duquel il a publié nombre de ses œuvres (vingt-sept romans, entre autres !). C’est Phébus qui s’est chargé de la republication de ses romans, dont je viens de lire Cache-cache (Hide and Seek) (et vive les longs week ends et les nuits d’hiver). A propos, ai-je jamais écrit ici que j’adorais Dickens, et par-dessus tout Oliver Twist ?

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vendredi, novembre 11 2011

Trollope - Rachel Ray

Voilà achevé mon second Trollope, et je suis en passe de devenir trollopomane, sinon trollopolâtre. Celui-ci, c’est Rachel Ray. Une Femme fuyant l’annonce ayant derechef déserté les rayons de la bibliothèque municipale à ma dernière visite, j’ai filé à la lettre T où m’attendaient deux gros Trollope : Quelle Epoque chez Fayard, et Rachel Ray chez Autrement (mêmes réserves quant à la couverture quoique la jeune fille qui l’illustre - couronne de cheveux fauves bouclés, collier de coquillages, teint de pêche et lèvres pleines - soit bien plus engageante que le portrait qui illustrait Miss Mackenzie. Mais c’est normal : Miss Mackenzie avait 36 ans. Rachel Ray en a 19). Nouveau pavé, dévoré dans les intervalles de loisir que je me suis octroyés ces deux derniers jours – et nuit. Même jubilation à la lecture, plus grande même en ce qu’il s’agit d’une histoire plus romanesque. Celle de la jeune Rachel Ray (son patronyme souligne sa dimension solaire, radieuse), belle plante aux épais cheveux châtains, grande, souple, aimante  et aimable et remplie de joie de vivre. Tout le contraire de sa sœur aînée revenue vivre dans le modeste cottage familial et champêtre de Bragg’s End, et comment résister au plaisir de citer in extenso l’allègre ouverture du roman, où le lecteur fait d’abord la connaissance des deux autres habitantes du cottage, mère et fille aînée, Mrs Ray et Mrs Prime, toutes deux veuves :

« Il y a des femmes qui, comme des plantes délicates, n’ont pas reçu de la nature la force de se soutenir d’elles-mêmes au milieu des difficultés de la vie. Elles ont absolument besoin d’un mur, d’une palissade, d’un poteau qui leur prête son appui et les protège. Elles se penchent et s’inclinent pour chercher ce support, et, si les circonstances ne l’ont point mis à leur portée immédiate, lancent leurs vrilles sur le sol, jusqu’à ce qu’elles l’atteignent enfin.  On peut dire de la plupart des femmes – comme aussi de la plupart des hommes – qu’il leur est bon de se marier : le mari et la femme se prêtent mutuellement leur force, sans qu’aucun des deux ne perde de la sienne. Pourtant, aux femmes dont je parle, un mariage, quel qu’il soit, est indispensable, et ce mariage, quel qu’il soit, elles finissent toujours par le conclure, bien ou mal assorti. La femme qui a besoin d’un mur contre lequel se clouer ira jusqu’à jurer fidélité conjugale à sa cuisinière, à son petit-fils ou à son notaire. N’importe quel angle, poteau ou piquet assez fort pour supporter le poids fera l’affaire, mais elle trouvera le moyen de s’attacher à un angle, à un poteau ou à un piquet auquel elle sera dès lors mariée.

            De cette sorte de femmes était notre Mrs Ray. Comme son nom l’indique, elle avait été mariée comme le sont la plupart des dames, à la mairie et à l’église. Au temps de sa jeunesse, elle avait été comme un jeune pêcher dont on dirige soigneusement la croissance contre un mur protecteur, exposé aux tièdes haleines du midi. On lui avait trouvé un appui naturel et, d’abord, tout avait été pour le mieux. Mais ensuite, son ciel s’était couvert de nuages orageux ; la rage des vents s’était déchaînée, et le chaud abri contre lequel elle s’était sentie si tranquille avait été violemment écarté de ses branches, dans la plénitude et dans la force de la vie. Elle avait été mariée à dix-huit ans : après dix années d’une union paisible et heureuse, elle était devenue veuve. [suit un paragraphe consacré à l’évocation du respectable Mr Ray, homme de loi et de religion.]

Après plus de dix ans de mariage, elle resta veuve, avec deux filles, l’aînée et la plus jeune, seules survivantes des enfants qu’elle avait eus. L’aînée, Dorothea, avait alors neuf ans ; et comme elle tenait beaucoup de son père, dont elle avait le sérieux et la volonté, sa mère se maria aussitôt à elle. Ce fut sur son aînée que Mrs Ray comptait appuyer sa vie. Désormais, en effet, Dorothea serait le support contre lequel elle s’épanouirait. Et contre Dorothea elle s’était dès lors épanouie, excepté pendant un an à peine. Cette année-là, Dorothea s’était elle-même mariée, puis elle avait perdu son mari ; de la sorte, il y avait deux veuves dans la même maison. Dorothea, comme sa mère, s’était mariée de bonne heure, unissant son sort à celui d’un jeune prêtre voisin de Baslehurst, mais il n’avait survécu que quelques mois au mariage. Devenue Mrs Prime, noire, raide et austère  dans ses vêtements de veuve, la fille aînée de Mrs Ray était retournée au cottage de sa mère. Noire, raide et austère elle était restée depuis, pendant les neuf années suivantes, et ces neuf années nous amènent au début de notre histoire. »

Je m’arrête là, même si la description des vêtements et des étoffes portées par Mrs Prime (dont le nom dit assez le goût du pouvoir), et de leur influence sur son caractère, ne manque pas de sel.

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lundi, octobre 24 2011

Anthony Trollope - Miss Mackenzie

Je n’avais croisé Anthony Trollope – Trollope tout court, d’ailleurs – qu’au détour de La Reine des lectrices , parmi les lectures de la reine. Nom enregistré dans un coin de mémoire, en attendant. Or samedi, Une Femme fuyant l’annonce, pavé envisagé comme lecture de vacances, avait déjà été emprunté à la bibliothèque et j’avais si peu d’idée de ce que je pourrais lire que j’ai entrepris de me balader dans les rayons, attendant de cueillir, à l’inspiration, le titre ou le nom d’auteur qui me ferait signe. Tant de titres et tant d’auteurs dont j’ignore tout ! Et voilà que Trollope. Pourquoi pas ?
Miss Mackenzie
, chez Autrement/Littératures – 2008 – collection bien intéressante et bien laide, texte imprimé sur du papier recyclé semble-t-il, pas désagréable au toucher et reposant à l’œil, mais la couverture coupée en deux entre photo d’illustration, en bas – assez dissuasive même si elle donne une idée du personnage éponyme – la moitié supérieure blanc glacé avec titre, auteur et nature de l’œuvre, et le petit cartouche rouge vif en haut à gauche, qui jure. Bref, nouvel exemple de l’inventivité très relative d’une certaine édition française en matière de jaquette, mais je fais confiance à l’éditeur.

Aussitôt emprunté, aussitôt entamé, avec, très vite, ce sentiment d’allégresse qui me saisit en entrant dans un roman selon mon cœur. Style alerte, situation du contexte familial, social, économique de l’héroïne expédiée avec vivacité pour ne pas ennuyer le lecteur – au prix peut-être de quelque confusion entre les différents Mackenzie, Ball, Johns et Jonathans entre lesquels se joue l’intrigue, mais on les resitue très vite en les voyant surgir, à leur moment. Nombreuses et savoureuses incursions enjouées de l’auteur : adresses au lecteur, clins d’œil amusés, analyses psychologiques, jugements de moraliste… et l’histoire romanesque et charmante d’une vieille fille (36 ans au début du roman), sorte d’Agnès totalement ignorante des us du monde, soudain révélée à la vie à cet âge déjà respectable en touchant un coquet héritage, et par la même occasion, quatre soupirants.

« Margaret Mackenzie avait par la force des choses mené une vie très retirée. Elle n’avait aucune amie à qui elle aurait pu confier ses pensées et ses sentiments. Aucun être vivant, je crois, ne savait qu’il existait dans Arundel Street, dans cette petite chambre qui donnait sur la cour, plusieurs rames de papier où Margaret avait consigné ses pensées et ses sentiments, des poèmes par centaines qui n’avaient rencontré d’autre regard que le sien, des mots d’amour audacieux dans des lettres qu’elle n’avait jamais envoyées, qu’elle n’avait jamais eu l’intention d’envoyer à personne. De fait, ces lettres commençaient sans destinataire et se terminaient sans signature. (…) Il s’agissait plutôt d’essais, par lesquels elle se prouvait à elle-même de quoi elle serait capable si le hasard voulait bien lui permettre un jour d’aimer. Nul n’avait deviné tout cela, nul n’avait songé à accuser Margaret d’avoir un esprit romanesque

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mercredi, octobre 5 2011

Une rencontre. Dorchester, Juillet 1926

Je SAVAIS qu’il y avait quelque part dans le Journal de Virginia Woolf une longue évocation d’une visite chez Thomas Hardy, mais le Journal n’était plus à sa place. En fait, si. Il a réapparu hier soir au moment du coucher, sous la forme des grands volumes roses de chez Stock, alors que je cherchais les petits volumes violets de chez 10/18. Raison pour laquelle je ne les avais pas vus, alors qu’ils étaient sous mon nez. Il manque le tome I, pourquoi ? Heureusement, la visite a eu lieu au tome III, en juillet 1926, i.e. un an et demi environ avant la mort de Hardy, il avait donc quatre-vingt-six ans. Il y a dans cette rencontre quelque chose de souriant et mélancolique à la fois, souriant à cause de la sympathie qui entraîne Virginia Woolf vers Hardy, et de l’extrême courtoisie d’icelui, mélancolique à cause de son indifférence absolue à ce qui fut son travail littéraire. C’était cela qui m’avait frappée, mais mon sentiment cette fois est beaucoup moins attristé.

« Puis la porte se rouvrit encore, plus vivement cette fois, et un petit vieillard tout guilleret, aux joues rebondies, entra en trottinant dans la pièce et s’adressa à nous d’un ton jovial et entendu, comme ces vieux médecins ou notaires qui disent en vous serrant la main : ‘‘Voyons un peu’’… ou autre formule de ce genre. Il était vêtu de gris foncé et portait une cravate rayée. Il a un nez cassé, dont la pointe s’arque vers le bas ; un visage rond, assez pâle, des yeux maintenant délavés et passablement larmoyants, mais un aspect général qui demeure vif et vigoureux. (…) Il se montrait excessivement affable et conscient de ses devoirs en la circonstance, ne laissait jamais tomber la conversation, ni ne dédaignait de dire son mot. Il parla de mon père[1], dit qu’il m’avait vue au berceau (à moins que ce ne soit ma sœur, mais il pense que c’était moi) à Hyde Park (ou Park Gate plutôt, n’est-ce pas ?). Une rue très calme et c’était pour cela que mon père s’y plaisait. Curieux de penser que pendant toutes ces années, il n’était plus retourné là-bas. Il y allait souvent. ‘‘ Votre père avait accepté mon roman Far from the Madding Crowd[2]. Nous avons fait corps contre le public anglais à propos de certaines questions abordées dans ce livre. Peut-être en avez-vous entendu parler ?’’

(…) Il se rengorgea comme un vieux pigeon boulant[3]. Il a une tête très allongée, un regard énigmatique, brillant, car dès qu’il parle, ses yeux se mettent à briller. (…) Je dis que j’avais su par Wells que Mr Hardy était allé à Londres pour voir une attaque aérienne. ‘‘ Ce que l’on peut raconter, s’exclama-t-il ! C’était ma femme. Il y a bien eu un raid, un soir, alors que nous séjournions chez Barrie[4]. C’est tout juste si nous avons entendu un petit boum ! au loin. Les faisceaux des projecteurs étaient superbes. Je me disais : si une bombe tombe maintenant sur cet appartement combien d’écrivains disparaîtront ? ’’ Vraiment, à mon avis, il n’y a rien chez lui du paysan naïf. Il avait l’air d’être au courant de tout ; de n’avoir ni perplexités ni hésitations, comme s’il avait pris parti[5] une fois pour toutes, et en sachant si bien qu’il en avait fini avec son œuvre qu’il ne nourrissait plus de doute sur ce point-là non plus. Il ne s’intéressait guère à ses romans ni à ceux des autres et les acceptait tous avec simplicité et naturel[6]. (…)

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dimanche, août 14 2011

Sam Savage – Firmin,

sous-titré en français Autobiographie d’un grignoteur de livres.

Mélancolique, lubrique et érudit, tel est le rat Firmin, treizième (à la douzaine) rejeton de Flo, pathétique ivrognesse qui mit bas sa portée au cœur du quartier voué à la destruction de Scollay Square, Boston-après-guerre, dans les entrailles de la librairie Pembroke Books, au cœur d’un nid constitué des pages lacérées de Finnegan’s Wake, sa quasi première pitance. Mélancolique et désenchanté, tel est aussi le ton général de cet ouvrage brillant, évoqué par deux de mes lecteurs, Dominique et Nathalie. Des profondeurs de la ville aux hauteurs d’une chambre crasseuse, Firmin, sorte de Diogène désabusé, explore le monde des livres et celui des hommes, en quête d’un sens à son pitoyable destin, et d’une première phrase digne du livre qui fera de lui aussi un auteur - sur les traces de Grand, le personnage de La Peste (autre histoire de rats) ?… À sa suite, le lecteur parcourt les allées de sa mémoire littéraire, cueillant au fil des lignes et des pages tel clin d’œil à un auteur connu, ou poursuivant perplexe l’origine d’un écho insaisissable et familier. Bel hommage à l’univers des mots et des pages dont voici quelques extraits :

« Et quels livres j’ai découverts pendant ces premiers jours enivrants ! Aujourd’hui encore il me suffit d’en réciter les titres pour avoir les larmes aux yeux. Alors, récitez-les à voix haute et laissez-les vous briser le cœur. Oliver Twist, Les Aventures de Huckleberry Finn, Gatsby le Magnifique. Les Âmes mortes. Middlemarch. Alice au pays des merveilles. Pères et Fils. Les Raisins de la colère. Ainsi va toute chair. L’Amérique Tragique. Peter Pan. Le Rouge et le Noir. L’Amant de Lady Chatterley.

Dans les premiers temps, mon appétit était primitif, orgiaque, imprécis, goinfre – une bouchée de Faulkner ou une bouchée de Flaubert, je ne faisais pas la différence -, mais il ne m’a pas fallu longtemps pour discerner quelques nuances ; j’ai tout d’abord remarqué que chaque livre avait un goût propre – sucré, aigre, amer, aigre-doux, rance, salé, acide. J’ai également constaté que chacune de ces saveurs – puis, au fur et à mesure que mes sens s’aiguisaient, que la saveur de chaque page, chaque phrase et finalement chaque mot – s’accompagnait d’une série d’images et de représentations dont je ne savais pourtant rien vu mon expérience très limitée de la prétendue réalité : gratte-ciels, ports, chevaux, cannibales, arbre en fleur, lit défait, femme noyée, garçon volant, tête tranchée, ouvriers levant les yeux au hurlement d’un idiot, sifflet d’un train, rivière, radeau, rayons obliques du soleil dans une forêt de bouleaux, main caressant une cuisse nue, casemate dans la jungle, ou moine agonisant. »

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mercredi, juin 22 2011

Corrag, de Susan Fletcher

Un Bûcher sous la neige. Si Anne ne l’avait pas évoqué avec enthousiasme, je n’aurais jamais ouvert ce livre. A cause du titre – le titre anglais est Corrag, c’est le nom de la « sorcière » qui en est l’héroïne – et surtout à cause de la couverture. Pourquoi ce médaillon bon marché qui laisse apparaître le nez, la bouche purpurine et les cheveux bruns soulevés par le vent d’une créature de rêve, que l’on retrouve au dos, sur fond de ciel tourmenté, en bandeau vertical ? Création graphique, il paraît. Ça fait roman-photo, c’est assez moche, et ça ne correspond aucunement au personnage, qui est une toute petite femme de peu d’apparence, certes conduite à chevaucher à travers des landes battues par les vents, mais rien à voir avec cet univers graphique cheap, laid, inapproprié.

C’est une belle histoire, sur fond d’Histoire. Celle de la chute du Roi Jacques II Stuart et de son remplacement par Guillaume d’Orange. A la charnière du XVIIe et du XVIIIe, lorsqu’en France les guerres reprenaient entre Protestants et Catholiques après la Révocation de l’Edit de Nantes.

Il y a deux narrateurs : Charles Leslie, l’épistolier, homme d’église irlandais et jacobite, qui narre à sa femme en des lettres toujours plus pleines d’amour et de ferveur les circonstances et les péripéties de son voyage en Ecosse. Il veut y enquêter sur les circonstances du massacre de tout un clan, celui de Glincoe, fidèle à Jacques II.

Quatre parties, comme les quatre vies de Corrag, ponctuées de chapitres dont chacun porte en titre le nom et les vertus d’une plante. Car Corrag est une « sorcière », et c’est pourquoi elle doit être brûlée, une sorcière qui a hérité de sa mère, pendue par les villageois, le don de connaître les vertus des simples. Du fond de sa cellule sordide, Corrag envoûte le révérend par l’intensité de sa parole poétique et de sa sincérité  en lui contant son histoire, sa fuite sur la jument grise et leur traversée en direction de l’Ecosse, cheveux et crinière mêlés, à travers le vent, la pluie et la solitude. Son arrivée au clan, son adoption, puis le massacre, qu’elle aura évité à certains, d’où son emprisonnement, au fil d'une semaine qui les conduira l'un vers l'autre, au-delà du dégoût.

Fondé sur des documents historiques très sérieux et porté par un souffle lyrique puissant, ce beau roman de nature, d’histoire, de passions, emporte, à la suite de Corrag, le lecteur (la lectrice) romanesque, dans la tradition des grandes voix féminines anglaises. L’autrice est toute jeune, mais sa voix, comme celle de Corrag, sonne juste.

... et la couverture originale est quand même beaucoup plus évocatrice que son pendant français !

lundi, mai 23 2011

Un Immense asile de fous de Louis de Bernières


 

Ce livre est dédié à mes enfants Robin et Sophie. Puissent-ils emporter leur village avec eux où qu’ils aillent.

Ça c’est la dédicace.

 

Wilderness - Un monde sauvage  

There is a wilderness where once I lived
Là où j’ai vécu se trouve un monde sauvage
Whose every inch I knew and loved
Dont j’ai connu et aimé chaque parcelle.
I roamed there as a dreaming boy
J’y ai vagabondé en enfant rêveur
Before reality began.
Avant que la réalité ne commence ;
I walked there still, remembering,
J’y ai marché encore, avec mes souvenirs,
As I grew up beyond a man.
Quand j’ai dépassé l’âge d’homme.

Sweet little in that wilderness I knew
Je savais peu, heureux dans ce monde sauvage,
Of God’s indifference  and of lovers’ pain.
De l’indifférence de Dieu et des peines d’amour.
Too young to suffer, I remember
Trop jeune pour souffrir, je me souviens
Longer summers, deeper slumbers,
D’étés plus longs, de sommeils plus profonds,
Better laughter, warmer rain.
De plus grands rires, et de pluie plus tiède.

 Et ça, c’est le poème liminaire.

 Ce n’est pas un roman, plutôt une constellation de courts récits qui composent progressivement sous les yeux du lecteur un territoire légendaire, à la manière d’Ovide en quelque sorte. Sinon que le monde réenchanté par le souvenir des originaux qui l’ont peuplé n’est pas le vaste espace de la Méditerranée et des terres environnantes, mais celui, limité, d’un bourg anglais, dans le Surrey, sur la ligne de train pour Londres. Le village  de l’enfance, comme territoire en lambeaux de la mémoire. Village réel, rebaptisé Notwithstanding, LE casse-tête absolu pour un traducteur : c’est un adverbe anglais, qui signifie « en dépit de, nonobstant ». Dans sa postface, Louis de Bernières l’interprète comme « qui ne résiste pas », parce que lorsqu’il a entrepris la rédaction des premières nouvelles qui constituent le recueil, il pensait que l’univers qui avait été celui de son enfance avait disparu. Ce dont il s’est ensuite pris à douter, au moins pour ce qui concernait la topographie générale, et quelques coutumes. Quant aux hommes d’autrefois, tous excentriques à des titres divers, ce sont eux, les habitants de cet « immense asile de fous » qu’est l’Angleterre, (expression que Louis de Bernières emprunte à un interlocuteur français qu’il cite, et qui a fourni à la version française du texte un titre commode même s’il ne colle qu’à moitié) ce sont eux donc que le travail de l’écrivain entreprend de ressusciter.

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lundi, avril 25 2011

Big Mister Sunshine : Solaire, de Ian McEwan

Les trains sont devenus, depuis ma jeunesse où je les fréquentais beaucoup plus, des lieux étranges. On n’y voit plus, serrés sur leurs sièges exigus, de toutes parts, que des gens diversement vêtus, de l’« entraîneuse » en collants à résille figurative sur ses hauts talons, au vacancier avachi en shorts et tongs - mais presque tous identiquement rivés à des écrans, et prolongés par toutes sortes d’antennes sinueuses et autres fils prothèses. C’est, pour moi, toujours exotique. Pas très convivial. Et surtout, c’est une terrible façon de louper de fantastiques occasions de LIRE ! pour ma part, en tout cas, sandwichée sur un « duo club » face à face  avec une dame frénétiquement occupée par son écran et son clavier, à l’extrémité du wagon-bar, sans possibilité d’étendre la jambe autrement qu’en travers du passage très fréquenté, avec les risques y afférents de croche-pieds, ç’a été l’occasion de commencer, et de terminer, Solaire, le dernier roman de McEwan, sorti il y a un peu plus d’un an en Angleterre.

Etrange bouquin, que j’ai donc avalé en quelque cinq heures, grinçante comédie centrée autour d’un physicien vorace, séducteur, étrange mélange d’infantilisme absolu, de cynisme, et de naïveté. Comme il l’avait entrepris déjà dans Samedi, McEwan y poursuit son entreprise de faire de la science la plus complexe, la plus pointue, un objet romanesque. Le fonctionnement du cerveau dans Samedi, ici la physique quantique relue à la lumière de la photosynthèse. En trois stations : 2000, 2005, 2009 (l’époque de l’écriture du roman), 53, 58, 63 ans, le professeur Michael Beard, prix Nobel de physique pour sa découverte de la « colligation Einstein-Beard » (je laisse les lecteurs découvrir de quoi il retourne), le professeur Michael Beard donc, toujours plus gros, plus goinfre, plus flasque et plus sensuel, voit sa vie devenir plus brouillonne, plus chaotique, plus cohérente dans son incohérence – et semble-t-il plus utile au bien commun dès lors qu’il s’est lancé dans la mise en œuvre d’une invention géniale permettant de mimer à grande échelle la photosynthèse pour la convertir en électricité - à Lordsburg (! sic), Nouveau Mexique, car tel est le nom du lieu vers lequel converge toute l’action en sa troisième et ultime étape : 4x4, canicule, majorettes, fumets de barbecues et climatisation.

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dimanche, mars 27 2011

Une heure de moins, un livre de plus : L'Oiseau canadèche

La cloche du temple se tait.
Mais le son continue
A sortir des fleurs.

Bashô

Ça, c’est l’épigraphe. S’ensuivent à peu près quatre-vingt-dix (petites) pages où l’on voit vivre en toute plénitude Jake, le grand-père distillateur émérite du Râle d’agonie, whisky dispensateur d’immortalité, son petit-fils Titou, géant paisible voué à l’érection de clôtures parfaites sur l’étendue de leur vaste propriété californienne qui n’abrite pas un seul mouton, et Canadèche, la cane géante dont je ne dirai rien de plus, car, en ce dimanche le plus affreux de l’année, celui où l’on nous prive d’une heure de printemps (pour nous rendre une heure d’automne, arnaque), le seul moyen rationnel d’affronter la frustration est d’en soustraire une heure encore pour avaler ce bref roman – novella disent les Anglo-saxons – illuminé de  fantaisie anar’. C’anar’d. ;-( 

La postface de Nicolas Richard, ni pédagogique ni démonstrative, mais fertile et poétique, est parfaite.

N.B. : L'auteur est Jim Dodge, et le titre américain est Fup (1983).

samedi, mars 26 2011

David Lodge - La Chute du British Museum

Une lecture nocturne amusante, complètement démodée, et pourtant, en quelque sorte, documentaire. C’est La Chute du British Museum de David Lodge (The British Museum is falling down, comme le London Bridge de la comptine). De parodie en parodie (elles sont déchiffrées par l’auteur soi-même dans l’introduction à l’édition française), l’auteur conte une journée calamiteuse d’Adam Appleby, jeune chercheur et néanmoins déjà père de trois enfants, fauché, catholique, obsédé par la perspective effrayante d’une quatrième grossesse de sa femme Barbara et par la frustration sexuelle intense que lui impose, que leur impose le respect des prescriptions de l’Église en matière de « contrôle des naissances ». Le roman, de 1965, a curieusement été édité en 1991 (c’est tardif), et m’a évoqué, sur un mode différent, l’univers psychologique des deux jeunes mariés d’On Chesil Beach, la ressemblance s’arrête là.

Autour et à l’intérieur du British Museum, sous la voûte « utérine » de sa bibliothèque, un jour de smog toujours plus impénétrable, le regard d’Adam - qui porte pour cause de pénurie un slip en nylon avec dentelles de Barbara (l’accessoire joue à deux reprises au moins un rôle dans le déroulement de l’intrigue^^) - filtre toutes sortes de mésaventures picaresques tressées par l'auteur avec un brio nonchalant. Plaisante récréation.

dimanche, mars 6 2011

La Couleur des sentiments ("The Help") de Kathryn Stockett

J’avais une amie qui s’appelait Marthe Wencelius. Elle était vive et mince, pleine de passion sous ses cheveux gris  coupés courts. Je l’avais rencontrée aux cours de maîtrise de Didier Pralon, qu’elle suivait aussi, pour le plaisir. Elle était prof de philo à la retraite, et la dernière fois que je l’ai vue dans sa merveilleuse maison de Lourmarin au bout d’un champ caillouteux cette fois-là rouge de coquelicots, elle avait perdu la mémoire immédiate, je crois qu’elle ne savait plus qui j’étais, mais elle savait réciter par cœur, en grec ancien, des poèmes de Sappho. Marthe avait enseigné aux Etats-Unis, et elle m’avait raconté – nous passions ensemble à Lourmarin des séjours à lire à haute voix Cendrars devant la cheminée ou à boire du champagne avec une paille d’herbe sèche, en riant comme des écolières – elle m’avait raconté que lorsque son fils était petit enfant, elle avait un jour trouvé leur « bonne » ? domestique noire lui montrant dans sa baignoire que leurs deux bras, couleur mise à part, étaient exactement semblables. Elle montrait à cet enfant, alors qu’il était encore accessible à un amour sans calcul, qu’il n’y avait pas de différence d’humanité  entre eux. Qu’un homme est un homme, quelle que soit la couleur de sa peau. Marthe est morte fin mai 2009, très âgée, je viens de le découvrir en ayant tout à coup l’idée de la chercher sur google. Que cette chronique salue sa mémoire, son hospitalité chaleureuse, et les  moments de bonheur qu’elle a offerts à la jeune femme que j’étais. Il y a toujours à la maison un cendrier huître fossile. C’était une coutume, aux Coustières, que d’utiliser les innombrables huîtres que donnait la terre comme cendriers.

J’évoque ce souvenir de Marthe à propos de ma dernière lecture, La Couleur des sentiments (The Help), de Kathryn Stockett, publié en 2010 chez Jacqueline Chambon, éditrice liée à Actes Sud. C’est mon amie Isabelle (ma plus « vieille » amie), qui me l’a prêté. Et tel en est le sujet : la façon dont, peut-être, l’amour donné par les femmes noires aux enfants des Blancs contribuera, un jour, à faire d’eux autre chose que des racistes de père-et-mère en fils-et-fille. Le roman tisse les voix de trois femmes : deux domestiques noires, une jeune femme blanche.

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dimanche, février 20 2011

Daphné Du Maurier - Les Oiseaux et autres nouvelles

Je ne sais pas comment ce petit livre est arrivé à la bibliothèque du lycée, ou plutôt comment les « documentalistes » - bientôt learning-center-girls ?  (dames-pipi des livres ?), pauvres d’elles, pauvres de nous ! -  ont eu l’idée de le commander, mais c’est une acquisition de choix : après Les Oiseaux, il y a eu Le Pommier, ou comment un veuf récent développe à l’égard d’un des pommiers de son jardin une violente hostilité et je ne vous en dirai pas plus - malaise garanti, et les autres nouvelles sont de la même force : Encore un baiser, Le Vieux (peut-être un peu artificielle, celle-là, mais efficace), Le Petit photographe, Mobile Inconnu. Il m’en reste une à lire, Une Seconde d’éternité, ce sera pour ce soir. Le style est sec, économe, et pourtant intensément suggestif. J’ai toujours adoré Du Maurier, Rebecca est un roman que j’ai lu et relu avec passion dans mon adolescence, (le film d’Hitchcock est une pure merveille d’empathie entre auteur, réalisateur et acteurs - Mrs Denvers !!!), L’Auberge de la Jamaïque un excellent roman noir, et ces nouvelles me donnent envie d’en découvrir plus sur l’œuvre de cette Dame énigmatique, petite-fille de Georges du Maurier, l’auteur de cette merveille onirique traduite par Queneau, Peter Ibbetson. Drôle de famille. Source et substrat sans doute de cet univers où le lecteur sur le qui-vive se laisse investir par cette inquiétante étrangeté.

lundi, février 14 2011

Les Oiseaux

Lu entre deux portes Les Oiseaux, la nouvelle de Daphné du Maurier qui a inspiré le film d’Hitchcock, avec en couverture la photo en noir et blanc de Tippi Hedren fuyant un danger qu’on ne voit pas, à peine suggéré par l’esquisse d’ombres noires autour de sa tête. J’avais vu le film, il n’y a pas si longtemps que ça : c’était l’un des Hitchcock qui manquaient à ma collection, et j’en avais été très déçue : les effets spéciaux avaient vieilli, et l’histoire m’avait paru brouillonne. Rien de tel dans le texte, qui justement, est une nouvelle, et se centre non  pas autour d’un couple « en formation » et d’une histoire un peu neuneu (telle elle est dans mon souvenir) d’« inséparables », mais autour d’un couple vivant à la campagne et de ses deux enfants. Le regard central est celui de Nat Hocken, ancien combattant et blessé de guerre (l’ombre de la guerre plane sur ce texte de 1953), qui vit à la campagne et travaille dans une ferme. Un type sensible et attentif à la nature. L’incipit est un modèle de sobriété : « Le 3 décembre, le vent changea pendant la nuit et ce fut l’hiver. Jusque là, l’automne avait été mol et doux. Les feuilles s’attardaient sur les arbres, rousses et dorées, et les haies restaient vertes. La terre labourée était grasse. »  Fin du paragraphe, et déjà presque fin d’un monde ancien, lisible. (La traduction de Denise van Moppès est excellente). Loin des scories sentimentales du film d’Hitchcock, la narration (46 pages en Livre de Poche, les bons vieux vrais Livres de Poche auxquels je suis restée attachée pour ce qu’ils m’ont ouvert comme merveilles littéraires dès l’enfance) oscille entre le vaste déploiement du paysage de la presqu’île et le huis clos obscur de la maison barricadée et pourtant de plus en plus étroitement investie par la menace grouillante des oiseaux même les plus familiers, rouges-gorges, moineaux, roitelets… L’angoisse naît de ce que l’intrigue se concentre au cœur d’une famille, et de l’impuissance possible du couple à protéger ses enfants. De leur isolement croissant, du silence grandissant du monde humain alentour. Le début d’« un hiver noir, pas blanc », d’autant plus terrifiant que suspendu, évoqué dans un style rigoureusement classique.

Édouard Manet - Illustration pour Le Corbeau, d'Edgar Poe (détail)

jeudi, février 10 2011

Considérations erratiques autour de 'Best Love Rosie', de Nuala O'Faolain, et de l'autre, en-dessous.

Note de "hasards de lecture", en deux insomnies.

Comme le masochisme a des limites, je me suis offert, après préparation de mon cours de latin, une pause lecture. Mais Houellebecq, non, pas de bon matin alors que la brume s’est levée sur ciel bleu et soleil, et lumière douce de fin d’hiver. Alors, j’ai ouvert Best Love Rosie, emprunté  la bibliothèque. Autre joli livre, de ces volumes presque carrés chez Sabine Wespieser, avec belles marges et papier crémeux, imprimés à Abbeville, en outre ! et la juxtaposition des deux lectures m’inspire, au pied levé, une réflexion : il y a des livres qui vont vers vous et d’autres vers lesquels il faut aller, parmi lesquels, il y a ceux vers lesquels il faut se forcer à aller et surtout à poursuivre, suivez mon regard. Best Love Rosie ne se prend pas la tête avec des postures pseudo-réflexives sur la forme romanesque, tant et si bien qu’au début j’ai été un peu gênée par les prénoms qui déboulaient en force sans que je m’y retrouve  tout à fait, gêne aussitôt disparue qu’éprouvée. Parce que j’étais déjà emportée par l’histoire, les personnages, leur épaisseur (y compris physique, puisque ce n’est pas le moindre des thèmes de ce roman), leur grâce.

Et je me dis que ce qui m’irrite tellement dans ce snobisme français de l’admiration pour des œuvres médiocres et de préférence trash, cette folie du « concept » qui étouffe toute création sincère et juste (« l’idée, c’est que… »), cette « manie », au sens psychiatrique (et comique) du terme, de la théorie au détriment du sens (et dieu sait si j’ai le goût de la forme !), c’est qu’elle est pur gaspillage de réflexion, mauvais recyclage de vieux toc toxique, stérile et mortifère.

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lundi, janvier 17 2011

Shirley Hazzard - Le Grand incendie

Le Grand incendie, The Great Fire, c’est celui qui ravagea Londres du 2 au 5 septembre 1666, détruisant les trois-quarts de la ville, et en particulier la Cathédrale Saint Paul. Il est commémoré par le Monument, de Christopher Wren (le reconstructeur de St Paul), une haute colonne de 61m, longtemps le monument le plus élevé de Londres, duquel on avait une vue d’ensemble sur la ville.

Mais le roman de Shirley Hazzard n’est pas un roman historique, du moins pas « aussi » historique, et la conversation suivante, entre un chauffeur de taxi et le héros, Aldred Leith, au printemps 1948, donne la clé du titre :

"L’événement suivant, dressé sur sa butte, fut le Monument.

« Et voici le point le plus élevé de Londres.

-          Il a tenu bon ? »

Le passager baissa la vitre. Il avait oublié les dimensions, ou réfréné sa mémoire enfantine. Le socle à lui seul paraissait aussi vaste qu’un immeuble. (…). Aldred se remémora l’escalade, le compte des marches. (« Trois-cent-ONZE ! s’écria son cousin essoufflé en atteignant le sommet.) Au-delà du parapet agrémenté de flammes dorées à la feuille se déployait leur monde plein d’assurance : les tours, les dômes, les temples, la rivière élastique.

« Depuis ce temps-là, nous aussi on a eu notre grand incendie.

-          En effet. »

Puis ils longèrent le plateau envahi d’herbes et de caillasse où s’élevait la cathédrale St. Paul."

 Leur grand incendie, c’est Londres dévastée par le Blitz et les séquelles de la guerre, l’Angleterre affamée et à genoux, et plus largement encore, le monde d’après Hiroshima. Car c’est au Japon que s’ouvre ce roman cosmopolite, qui entraînera le lecteur, à la suite des personnages, des abords d’Hiroshima à Hong Kong, à Brisbane ou à Sidney, à Londres et dans le Norfolk, à Marseille, au Kenya, à Florence, à Wellington-Nouvelle Zélande et autres lieux.

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jeudi, décembre 23 2010

Shirley Hazzard - Le Passage de Vénus

C’est l’après-guerre. Il y a des jeunes gens et des jeunes filles, en particulier les deux sœurs Bell, la brune Caro et la blonde Grace, et le jeune astronome Ted Tice (Ted pour Edmund, strangely enough). Il y a aussi Paul Ivory, qui est beau, arrogant, dramaturge à succès, et sa fiancée Tertia aux yeux pâles et inexpressifs, mais c’est une lady. Le passage de Vénus, c’est de l’astronomie : c’est pour observer à Tahiti un passage de Vénus devant le soleil que James Cook a découvert l’Australie, où sont nées les deux sœurs. Les trois, même, car il y a l’aînée, leur demi-sœur Dora (« …ce genre de personnes, (...) qui sont prêtes à se glisser avec vous dans le même vantail d’une porte à tambour sous prétexte de moins gêner »). C’est donc sous le signe de Vénus que se place ce roman où, tour à tour, les personnages connaissent le voire les passage(s) de l’amour ou du désir.
C’est composé avec brio (tant, qu’un lecteur scrupuleux se voit presque tenu à une seconde lecture – du début, en tout cas), écrit dans ce style éblouissant de justesse inventive, dès la première page :

« En début de soirée, les manchettes des journaux feraient état d’un cataclysme.

 La vérité est que le ciel, par un jour sans ombre, s’abaissa soudain comme une grande toile de tente. Un silence violet pétrifia les branches des arbres et fit se dresser les récoltes dans les  champs comme des cheveux sur une tête. Une trace de peinture blanche récente jaillit, ici au flanc d’une colline, là sur une dune, plus loin déchira un bord de route d’un trait de clôture. Ce la se passait un peu après midi, un lundi d’été, dans le sud de l’Angleterre. »
(Je n’en cite pas plus parce que je trouve que cette fois, la traduction achoppe parfois, mais j’aurais pu poursuivre pendant des pages…)

Les personnages sont très attachants, incarnés, charnels, en particulier Ted et Caro en leur longue histoire d’amour à sens unique. La narratrice, à moins que ce ne soit l’autrice, se pose dès les premières pages en grande ordonnatrice des destins, dont les noms d’inspiration antique des personnages soulignent la détermination tragique : Caro, la chair, Grace, Dora, le don - au nom tristement ironique -, Una, sœur d’Adam, et Tertia, Valda (la robuste, inébranlable dans ses principes ?). il y a Paul Ivory précieux et ambigu, un Victor qui sera bien plutôt Victus, et Ted Tice, qui me laisse en panne, sauf à voir dans « Tice » une anglicisation de « Tychê », la Fortune, le hasard (Haz(z)ard ?), le risque, ce qui, somme toute, peut se défendre. Il y a des descriptions admirables et des tas de notations physiques, psychologiques, sociales, pénétrantes. Et si ce roman ne m’a pas donné le même sentiment de plénitude que La Baie de midi, c’est quand même un fichtrement beau livre.

dimanche, octobre 3 2010

Shirley Hazzard - La Baie de midi

C’est une douceur inattendue, rare, de tomber sur un « livre d’élection ». Celui-ci, je l’ai trouvé vendredi en rentrant, au bout de la table que j’envahis de tout mon bazar - livres, ordinateur, granules, stylos, mouchoirs - déposé à mon intention. Jamais entendu parler de cette autrice australienne, alors même que je passais le week end avec des Australiens à éprouver les faiblesses et les failles de mon anglais. Sur la jaquette, cette belle photo vide d’un fragment de terrasse, une rambarde de fer ouvrant sur le bleu infini de la mer et du ciel, et tout à gauche, le buste lépreux et dénudé d’une femme antique coiffée d’une sorte de bonnet phrygien (le tout teinté en bleu, dommage). Une insomnie très matinale me l’a fait ouvrir, et ne pas quitter, emportée par l’histoire, le lieu, l’élégant désarroi des personnages. Une « allure » en quelque sorte désuète, presque vieille France dans cet univers anglo-napolitain, rien des facilités contemporaines de style et de syntaxe, et pour cause : ce roman a quarante ans !

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mardi, août 3 2010

Everett - Glyphe, roman cabalistique

Je n’ai pas raffolé de Glyphe, lu aussitôt qu’emprunté. On y retrouve un argument analogue à celui de Désert Américain, i.e. une traversée de la société américaine, ou de quelques-unes de ses institutions, par un « monstre » dont elles se sont emparé pour tenter d’en tirer profit. Dans Désert Américain, c’était Ted Street, le mort ressuscité ( ?), que poursuivaient la télé, l’armée, et des sectes religieuses, prétextes à une satire féroce et débridée de ladite société. Dans Glyphe, il s’agit d’un bébé sarcastique doté dès l’origine de la capacité de comprendre, d’assimiler TOUT ce qu’il lit (les ouvrages scientifiques les plus complexes compris), et d’écrire, alors même qu’il refuse de parler. Réflexion trapue sur le langage, la linguistique, et l’apport ( ?) de l’analyse barthésienne à la critique littéraire – on rencontre à plusieurs reprises Barthes soi-même, concupiscent, abscons et hétérosexuel, au détour de tel ou tel épisode du roman -, le roman est construit comme un puzzle hyper érudit et truffé de références philosophiques, biologiques, et autres sciences classiques ou modernes qui nécessitent de la part du lecteur une connaissance du grec, du latin, de la sémiologie et qui sait quoi encore, lesquelles le lecteur moyen ignore radicalement, ce qui a pour effet de le faire se sentir un peu sot – c’est désagréable, on a l’impression que l’auteur, au lieu de nous inviter, nous laisse sur le seuil de son roman. Lequel se lit au demeurant fort bien, parce qu’il raconte quand même une histoire, mais, je le crains, une histoire trop désincarnée : Ralph est moins un bébé qu’un prétexte, et sa puissance intellectuelle ne compense pas une certaine sécheresse diffuse, à laquelle échappe presque seule la mère, peintre, fragile, aimante, de l’enfant. Très cérébral, tout ça. Virtuose, mais à quoi bon ?  Je l’ai lu, j’ai souri, j’ai râlé intérieurement - et je suis allée me coucher, déçue, frustrée, sur ma faim.

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lundi, août 2 2010

Jane Austen - Northanger Abbey, défense et illustration du genre romanesque

« Les progrès de l’amitié de Catherine et d’Isabelle furent aussi rapides que ses prémices avaient été chaleureuses, et elles brûlèrent si bien les étapes d’une affection croissante qu’elles n’eurent bientôt plus besoin d’en donner la moindre preuve à leurs amis ou à elles-mêmes. Elles s’appelaient par leurs prénoms, se tenaient toujours par le bras quand elles se promenaient ensemble, s’attachaient mutuellement la traîne de leur robe avant d’aller danser et refusaient de se séparer pendant le quadrille. Si une matinée pluvieuse les privait d’autres plaisirs, elles tenaient quand même à se voir au mépris de la pluie et de la boue, et s’enfermaient ensemble pour lire des romans.

Des romans, oui, car je refuse d’obéir à cette coutume mesquine et peu politique qu’adoptent si souvent les auteurs et qui consiste à déconsidérer, par une censure des plus méprisantes, le genre d’œuvres même dont ils sont en train d’accroître le nombre. Ils rejoignent là leurs pires ennemis pour octroyer à de tels ouvrages les épithètes les plus cruelles et n’autorisent jamais leur héroïne à lire des romans. Si elle tombe par accident sur l’un de ces livres, elle en tournera les pages avec dégoût. Hélas ! si l’héroïne d’un roman n’est point patronnée par l’héroïne d’un autre roman, de qui peut-elle attendre protection et considération ? Je ne saurais défendre une telle attitude. Laissons aux critiques le soin de dénigrer à loisir toute effusion d’imagination, laissons-leur le soin de parler, à propos de tout nouveau roman et en un style rebattu, de la camelote sur laquelle ahanent de nos jours les presses. Ne nous trahissons pas les uns les autres, nous sommes un corps insulté. Bien que nos productions aient offert aux lecteurs un plaisir plus grand, plus sincère que ceux d’aucune autre corporation littéraire en ce monde, aucun genre, jamais, ne fut plus décrié. Quelle qu’en soit la cause, la vanité, l’ignorance ou la mode, nous avons presque autant d’ennemis que de lecteurs (...) il semble presque correspondre à une volonté générale de décrier le talent et de mésestimer le travail du romancier, et de dédaigner des oeuvres qui n’ont pour les recommander que le génie, l’esprit et le bon goût. »

Qu’y a-t-il de plus charmant dans Northanger Abbey ? Le personnage de Catherine Morland, sa naïveté, sa grâce, sa bonne foi ? Ou l’allègre élan du roman, qui cueille la jeune fille dès son enfance ingrate et garçonnière, dans sa nombreuse et brouillonne famille, pour la conduire à l’orée de sa vie de femme, à travers une initiation au monde (une immersion dans la très élégante Bath en été) et à l’univers romanesque, au monde PAR l’univers romanesque ? Car tout autant qu’un roman d’apprentissage au féminin, Northanger Abbey est un amusant traité de l’éducation des filles par le roman. Et un éloge vibrant, jugez-en par le texte cité ci-dessus, de cet art original en cours de reconnaissance.

Catherine en pleine terreur romanesque (source Wikipédia)

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jeudi, juillet 8 2010

Alan Bennett - La Mise à nu des époux Ransome

Suavement, exquisément acide... voilà ce qui me vient à l’esprit si j’essaie de définir le sentiment que me donne la lecture de La Mise à nu des époux Ransome (The Clothes They Stood Up In). C’est un roman de 1998, que le succès de La reine des Lectrices a dû pousser Denoël – et d’ailleurs ^^ - à republier dans cette jolie collection. Avec en couverture, la photo d’un couple, inénarrablement collet monté. Étrange (queer ?) à force de raideur.

Un couple d’Anglais moyens, monsieur est avoué, madame au foyer, retrouve au retour d’une représentation de Così (ainsi dit monsieur, qui se vautre dans Mozart, son seul ? vice) son appartement ENTIÈREMENT vide. Bouleversement absolu, brutal, incompréhensible, qui se répercute sur sa /leur vie. C’est l’occasion de dialogues, de portraits, de petits gestes, de presque riens qui sont autant de coups d’œil, d’instantanés sur la vie anglaise, sur le couple, sur l’amour, la sexualité, la fantaisie ou son absence, les raideurs apparentes et les douleurs enfouies. C’est une lecture absolument délectable : si le sujet est somme toute ténu, et son traitement comment dire, délibérément extérieur ? superficiel ? chaque phrase, sinon chaque mot est pesé, et... distillé, avec un merveilleux sens du style, de la scène, du dialogue, de la construction, et de l’understatement anglais.

Visite – à quatre heures du matin – d’un duo de policemen, après le cambriolage :

(...) -          Comment écrivez-vous Ransome, demanda le policeman. Avec ou sans « e » ?
-         
Partridge est l’une de nos nouvelles recrues, fraîchement diplômé, dit l’inspecteur en examinant la porte d’entrée. Il grimpe vite les échelons. Vous n’auriez pas une tasse de thé, par hasard ?
-         
Non, répondit sèchement Mr Ransome. Pour la bonne raison que nous n’avons plus de théière. Sans parler des sachets qui vont avec.
-         
Je suppose que vous souhaitez l’aide d’une conseillère, dit le policeman.
-         
D’une "quoi" ?
-         
Quelqu’un qui vient causer avec vous en vous tapotant l’épaule, dit l’inspecteur en examinant la fenêtre. Partridge pense que c’est important.
-         
Nous sommes tous des êtres humains, dit le policeman.
-         
Je suis avoué, dit Mr Ransome.
-        
Dans ce cas, dit l’inpecteur, votre dame pourrait peut-être essayer. Pour ne pas contrarier Partridge.

Mrs Ransome esquissa un sourire d’encouragement.

(...)

Bennett est un dramaturge et scénariste d’une très grande notoriété outre-Manche. Manifestement légitime...
J'allais oublier : la traduction est de Pierre Ménard, et ça, c'est de la belle ouvrage !

 

mardi, juillet 6 2010

Le Aye-aye et moi - Gérald Durrell

« Le malgache égrène un cliquetis de mots chantants, un peu comme si vous renversiez un plein seau de billes de verre dans un escalier de marbre. Il paraît, quoiqu’il s’agisse peut-être d’une information apocryphe, que cette langue n’avait jamais été couchée par écrit avant les premiers missionnaires gallois. Ils avaient embrassé cette tâche avec toute la délectation d’un peuple qui avait baptisé ses villes et ses villages de noms qui comprennent chacun toutes les lettres de l’alphabet. La carte du Pays de Galles est en effet parsemée de noms à se donner des crampes aux maxillaires, comme Llanaelhairarn, Llanfairfechan, Llanerchymedd, Penrhyndeudraech, sans parler, bien sûr, de Llafairpwllgwyn-gyllgogerychw-yrindroblantyssiliogogogoch. Aussi ces messieurs les missionnaires, qui avaient dû se réjouir à la perspective de transformer une langue entière en un seul tintinnabulement géant, se surpassèrent-ils quant à la longueur et à la complexité de leur traduction. Dès lors, lorsque mon dictionnaire s’ouvrit à « buste », et m’informa qu’en malgache, ce mot se prononçait : ny tra tra seriolana voasokitra hatramin ny tratra no ho miakatra, je ne fus nullement étonné. Rien, naturellement, ne précisait s’il s’agissait de la partie supérieure du corps humain, de la poitrine de la femme ou du portrait sculpté. Mais s’il était question des seins, je me dis qu’il faudrait un temps fou pour en venir aux autres parties de l’anatomie de celle que vous courtisez, temps au bout duquel votre conquête en serait sans doute arrivée à la conclusion que vous faisiez une fixation mammaire et que, par conséquent, vous n’étiez qu’un jobard. Une langue aussi interminable tend à ralentir le rythme de la communication, surtout celle de nature sentimentale. »

J’adore lire Gérald Durrell. J’ai pris un peu par hasard sur le présentoir du CDI au lycée (Tolle et lege, dit un de ces panonceaux qui ponctuent le lycée de maximes latines) Le Aye-aye et moi (The Aye aye and I, en anglais, on appréciera le « pun »). À la différence de Ma famille et autres animaux, ma précédente et délectable lecture, ce n’est  pas un ouvrage autobiographique stricto sensu. Le sujet en est Madagascar, son écosystème dévasté par la culture sur brûlis, et sa faune exceptionnelle en voie de disparition, que le naturaliste et ... zoophile ? - non, on ne peut pas le dire ainsi – et  ami-des-animaux Gérald Durrell avait entrepris cette année-là de secourir sous la forme de quelques spécimens de lémuriens destinés à être soustraits à une mort certaine pour être acclimatés dans divers zoos, dont celui de Jersey, fondé par Durrell soi-même.


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lundi, juin 21 2010

Ah ! les Anglaises ! Jane Austen - Orgueil et Préjugés

Orgueil et Préjugés ou pourquoi j’aime tant Jane Austen qu’au bout de tant de lectures je ne m’en lasse toujours pas ? Au moins un demi-douzaine de fois, déjà, depuis l’adolescence, sans compter les adaptations pour l’écran, celle de Jo Wright, (où Keira Knightley n’est jamais vraiment assez échevelée, mais c’est normal, elle porte une perruque !), celle de la BBC en cinq épisodes et plus de cinq heures avec Colin Firth. ... C’est un plaisir très mêlé, et complexe. Il y a eu, sans doute, à l’origine, le strict plaisir romanesque, au double sens du terme. Cette histoire de jeune fille piquante et raisonneuse et de beau ténébreux arrogant, assaisonnée d’une barrière sociale quasi infranchissable, ce sont de parfaits ingrédients pour l’amatrice d’intrigues certes sentimentales, mais pas à l’eau de rose - on a sa dignité !

Or le plaisir résiste, et il croît avec le temps. Je suis émue de penser que ce roman a été écrit par une toute jeune femme dans l’Angleterre du tout début du XIXe (le roman est paru en 1813), et même de la fin du XVIIIe, car une première mouture avait été écrite, sous le titre intéressant de First Impressions, entre octobre 1796 et l’été 97 (Jane Austen avait 21 ans !). Quelle science de la composition ! comme les différents fils de l’intrigue sont tissés avec talent, entre le premier volet : Longbourn et l’idylle entre Jane et Bingley, le second : Huntford et la première déclaration de Darcy, puis le troisième où le fil du récit est bouleversé – comme en témoigne la multiplication des lieux : Longbourn, le Derbyshire et Londres – par les frasques de Lydia, avant le dénouement.. Le fil Darcy-Wickham court de façon discrète dans le premier volet, avant de devenir un élément majeur de l’intrigue à la fin du second, et de presque  monopoliser la scène romanesque dans le troisième.

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samedi, juin 12 2010

Jhumpa Lahiri - Sur une terre étrangère

« Elle était professeur maintenant, sa thèse consacrée à Lucrèce était un objet relié, publié, apprécié par une poignée de spécialistes, mais ce qui continuait à lui donner plus de satisfaction que tout le reste, c’était ces heures laborieuses et solitaires. Depuis ses quatorze ans, le latin avait exercé sur elle une fascination addictive, chaque ligne de texte était une pièce de puzzle sur laquelle elle se penchait jusqu’à en trouver la place. Le savoir qu’elle avait lentement accumulé, le vocabulaire, les déclinaisons, la syntaxe d’une langue disparue mais si présente dans son cerveau avaient pris une dimension sacrée : le medium qui permettait de ramener à la vie un monde qui avait péri. »

J’ai souri de complicité à ces quelques lignes rencontrées de façon somme toute inattendue au détour d’un séjour à Rome d’Hema, l’héroïne de la dernière longue nouvelle de Jhumpa Lahiri. Sur une terre étrangère, c’est le titre français pas si satisfaisant de ce recueil intitulé en anglais Unaccustomed Land, expression empruntée, comme le dévoile l’épigraphe, à l’introduction à La Lettre écarlate de Nathaniel Hawsthorne, et où il est question de pommes de terre.

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